26.10.17

L'Origine des courants d'air

    En 1998, la Librairie générale canadienne-française avait pignon sur rue au 1012 chemin des Carmélites dans le Vieux-Québec. Simon y travaillait tous les jeudis et vendredis soirs ainsi que les weekends tandis qu’il terminait son bac en littérature. Le propriétaire de la boutique, un jésuite défroqué répondant au nom d’Herménégilde Saint-Laurent, était un homme affable, mais secret, sur qui ses employés savaient très peu de choses. À commencer par son âge. Simon lui donnait entre 65 et 85 ans, alors qu’Élizabeth – une étudiante en théâtre qui travaillait uniquement les weekends – le croyait un peu plus jeune. Elle le situait dans la cinquantaine ce qui, du point de vue de Simon, était tout bonnement ridicule. D’abord, Herménégilde Saint-Laurent ressemblait en tout points à l’image qu’on se fait d’Ebenezer Scrooge en lisant A Christmas Carol de Dickens (même si, dans les faits, le vieil avare imaginé par Dickens était beaucoup plus jeune qu’il en avait l’air étant donné que les gens souffraient d’une propension à se ratatiner pas mal plus rapidement au 19e siècle qu’à la fin des années 1990).
    Monsieur Saint-Laurent – comme tout le monde l’appelait – avait des cheveux gris, blancs sur les tempes, écharognés et plaqués derrière les oreilles par une substance visqueuse qui n’était pas de la pommade et que Simon soupçonnait être le produit d’une hygiène douteuse. Il avait un nez en forme de pointe d’X-Acto sur lequel reposaient des lunettes aux montures en fil de fer qui cerclaient deux verres épais taillés comme des demi-lunes. Un cardigan prédatant la Révolution tranquille et une chemise étriquée escamotée de façon maladroite dans un pantalon trop grand complétaient sa dégaine digne d'un bonhomme aux corneilles. Simon était convaincu que même le plus solitaire des quinquagénaires n’aurait pas mis autant d’efforts afin de devenir une caricature aussi parfaite d’un polymathe possédant sa carte de l’âge d’or.
    L’autre chose qui faisait tiquer Simon, c’était qu’Herménégilde Saint-Laurent avait été prêtre. À l’aube de l’an 2000, les hommes dans la cinquantaine qui avaient fait leur sacerdoce étaient déjà aussi rares qu’un bon roman de Daniel Pennac. Il s’en tenait donc à son appréciation, certes prudente, de l’âge du patron.
    La mort de ce dernier en octobre 2001 lui donna raison. La notice nécrologique parue dans Le Soleil mentionnait qu’il avait 72 ans. Deux semaines plus tard, la librairie fermait ses portes tandis que Simon s’ébattait comme un moineau épileptique devant les 28 étudiants du cours de Romans français contemporains qu’il donnait au Cégep de La Pocatière.
    Simon avait souvent tenté de retrouver l’immeuble qui abritait la Librairie générale canadienne-française au fil des ans. Mais sans succès. D’ailleurs, une recherche rapide sur Google Maps lui avait appris qu’il n’existait aucune artère portant le nom du Chemin des Carmélites à Québec.
    Aurait-il rêvé tout ça? Fabulé quatre ans et demi de sa vie? C’était impossible. Il savait bien qu’il avait fait son baccalauréat et sa maîtrise à l’Université Laval. Il avait assisté à ses collations des grades et ses diplômes étaient accrochés au-dessus de son bureau dans des cadres bon marché qu’il avait pêchés, à la va-vite, au Dollorama des Galeries Charlesbourg. Mais quand il leva les yeux pour s’en assurer, les précieux papiers avaient disparu.
    Simon sortit son bronchodilatateur et composa le numéro de l’université. Il fallait qu’il parle à Élizabeth. Les deux anciens collègues s’étaient fréquentés pendant un certain temps après leurs études. Un mariage et deux rejetons maintenant inscrits au secondaire plus tard, ils avaient divorcé, mais étaient restés très proches – de vrais BFF – au grand désespoir de la seconde femme de Simon qui n’avait jamais pu endurer la proximité de l’ex de son mari et qui vivait maintenant à La Désirade avec un laveur de piscines de 23 ans.
    La voix sur la bande enregistrée lui intima de composer « maintenant » le numéro du poste à rejoindre, s’il le connaissait. Bien sûr qu’il le connaissait. Simon tapa machinalement le 623 sur le clavier numérique de son téléphone cellulaire. La sonnerie retentit deux fois avant qu’une voix masculine rase de le faire hurler comme un castrat. « Pierre Joncas, service des finances. Comment puis-je vous aider »?
    L’écran à cristaux liquides de l’appareil vola en éclats quand Simon laissa tomber la chose sur le plancher stratifié qui couvrait les deux tiers de l’appartement qu’il louait au mois depuis le départ de Julie pour les Antilles françaises. Pris de panique, il se rua vers la porte et, en agrippant la poignée, il vit que sa main devenait translucide. Il poussa, la porte s’ouvrit, mais lui s’était déjà volatilisé.
    Dans le corridor, Madame Chiasson revenait du IGA avec son panier à roulettes. Tout en enfilant la clef dans la serrure du loyer qu’elle partageait avec ses neuf chats, la vieille se dit qu’il faudrait bien qu’elle communique avec la direction des immeubles pour leur parler de ce problème de courant d’air. Ça devenait vraiment agaçant.